« Tu vois, pour moi, il existe deux catégories de personnes. Y a les bons, les gagnants, les fils à papa et les réglos, les bonnes personnes et les petites prudes pourris gâtées. Ceux qui n’ont jamais eu que ce qu’ils voulaient, qui n’auront jamais que ceux qu’ils voudront. L’amour familial, les études, les amis, la bonne situation, les enfants, le chiwawa et la retraite grasse. Puis y a les gens comme moi. Ouais, moi aussi ça me dégoûte, moi aussi ça me donne envie de dégobiller à m’en vider les tripes. J’exagère ? Mais regardez-moi ! Je suis l’exemple même des loosers, des sans-familles, abruties, immatures, drogués, alcooliques, déviergées alors que j’faisais à peine du 75B, rebelles, désagréables, maquillés comme un pot de peinture et fringués avec des vêtements volés, tatoués, percés, salis dès l’enfance et incapables de se sortir du propre bordel de nos vies. Alors quoi, vous trouvez que j’ai tort, que je fais preuve d’un pessimisme aveuglant ? Possible, fortement probable. Après tout je ne suis qu’une pauvre petite serveuse qui n’a jamais été foutu d’obtenir un seul diplôme, un pauvre certificat témoin de mon bon fonctionnement. Je suis une allumeuse depuis que ma mère m’a refilé un soutif et des tampons. J’aime la provocation et je le revendique chaque jour de ma vie. Enfin. Je le revendiquais. »

« Je suis née un jour d’automne glacial, apparemment. Ma mère était pas franchement une jeunette, et comme ce qui lui arrivait toujours, elle avait fait une connerie. Je n’ai jamais connu mon père et je n’ai comme preuve de son existence que les souvenirs pas franchement glorieux que me racontait Judith, ma génitrice, assise sur son rocking chair, une bouteille dans une main et un pétard dans l’autre. Je vivais avec un modèle féminin bien loin de ceux que prônaient les contes de fées, avec leur belle princesse aux cheveux longs, aimant et étant aimée par un super beau mec sur un destrier blanc. Chez moi, le prince avait tiré sa révérence depuis belle lurette après deux trois coups de reins et la princesse se retrouvait seule, dans un appartement minable, alcoolique et dépressive. Avec un enfant à charge évidemment, sinon ça serait pas drôle.
Elle s’était débrouillée pour trouver des petits boulots afin d’assurer nos existences pas franchement parties pour être belles et tranquilles. Elle fut caissière dans le supermarché du coin puis serveuse, femme de ménage et employée dans un fast food. Ce n’était pas beaucoup pour les couches, les biberons, les peluches et sa came, mais elle s’en sortait. C’était encore l’époque où les problèmes que je lui causais se limitaient à des pleurs la nuit, à des caprices et à une toux un peu grasse. Je suppose qu’en contrepartie, mes sourires et mes joues d’enfant devait lui faire tenir le coup. Puis j’ai grandi. Evoluer dans un T3 puant la clope –quand c’était pas autre chose – et le whisky n’aide pas franchement une jeune fille en fleur à apprendre les principes de bonnes conduites de la vie, les choses à faire et à ne pas faire, les bonnes manières et la politesse. Mon enfance, relativement calme – je pense que j’étais un peu trop effrayée par ma mère pour tenter une quelconque connerie, même une bêtise d’enfant – n’a pas été malheureuse. Je ne m’en rappelle pas franchement, je ne veux peut être pas m’en rappeler. Qu’importe. Et si je dois résumer mon adolescence, il n’y aurait qu’un seul adjectif qui correspondrait parfaitement : dépravée. Chaotique. Monstrueuse. Folle. Choquante. Libertine. Affreusement jouissante et horriblement courte. J'avais toujours été une élève moyenne, excellente en sciences, déplorable en langues. J'étais insupportablement fière, idiote et narcissique. J'avais les hormones en feu et les garçons autant que les filles ne me laissaient pas indifférente. Ma mère aurait mieux fait de me placer en pensionnat, ou dans un couvent. Quoique, j'aurais été capable de violer une none. Que dire ? Tout s'enchaîna très vite. Le mépris pour les règles, la passion pour les enfreindre. Chaque interdit était une expérimentation, chaque défendu un défi. Je volais, détruisais. Je riais à gorge déployée de chaque regard choqué Ma mère n'était plus rien sauf l'ombre d'une autorité perdue depuis longtemps, pâle figure essayant sans cesse de me faire remonter plus haut alors que je faisais tout pour l'entraîner dans ma chute. Quand j'y repense, j'aurais mieux fait de crever, elle ne s'en serait que mieux portée. Les fêtes, l'alcool, la drogue s'immisçaient insidieusement, dévorant peu à peu ma confiance en la vie. Je devins suicidaire. Pire : je tombai amoureuse.
Il s’appelait Kovu, il était beau, il était brun, il était fou. Fou de moi autant que je l’étais de lui, formidablement amoureux et étrangement heureux. J’avais pas l’habitude. D’être heureuse, qu’une chose saine soit rentrée dans ma vie si rapidement. Pourtant, même si j’en chialerais, même si je serai prête à me convertir à toutes les religions possibles, à prier chaque divinité existante pour l’oublier, pour que jamais rien ne se soit passé, ce fut la plus belle, orgasmique, douce et douloureuse expérience qui me soit jamais arrivé. Et d’elle en résulta mon plus bel oubli : Jude.

Je n’avais jamais vu mon avenir comme ça. Avec un gosse. Enfin, pas aussi vite, pas aussi mal. Il n’était pas difficile de savoir qui était le père et encore moins ce que je devais faire. Ne rien lui dire. Jamais. Il devait partir de toute façon, partir pour ses études, ne jamais revenir. J’avais pas le droit de lui faire ça, de gâcher ses chances de réussir. S’il restait, je lui promettais un avenir minable avec une fille qu’il n’aimerait plus et un enfant qu’il tiendra pour responsable de son malheur. Pour mon bébé, pour lui, pour moi. Il devait s’en aller, il devait se sauver. C’est sans doute la pensée la plus altruiste que je n’ai jamais eu. Peut-être la plus égoïste aussi. J’avais seize ans et neuf mois plus tard, je tenais mon bébé. Un garçon, un minuscule nourrisson que je semblais pouvoir briser en une seconde tant sa vie semblait fragile, tant ses respirations étaient imperceptibles. Ce fut sans doute le seul moment où je crus un tant soit peu en la vie, où mon futur ne semblait pas abominablement noir et sans issu. J’avais Jude, j’avais Kovu dans ses traits, j’avais une possibilité d’aller mieux.
Enfin, ça, c’était jusqu’à ce que je connaisse les couches et l’interdiction de fumer à l'intérieur. »

« J’ai donc trouvé un appart, un job un peu minable mais qui paye, une baby-sitter quand ce n’est pas ma mère – même si c’est une droguée chronique, elle s’occupe merveilleusement bien de son petit-fils – et un sms de Kovu, que je supprime sans l’ouvrir. C’est mieux comme ça. Ma vie est un bordel permanent, je suis une handicapée sentimentale, je mourrais sans doute d’un cancer des poumons vu le nombre de clopes que je m’enfile chaque jour mais ô joie ! Jude a dit son premier mot hier. « Maman. » »