Lorsqu’il la vit ramener son bras tout contre elle, Josh eut peur d’avoir fait du mal physiquement à la femme qui était venu le sauver. Il avait vu la peur qu’il avait suscitée chez elle et il se rabroua mentalement d’avoir réagi aussi violemment, même si c’était par pur réflexe. Jamais il n’avait fait de mal à une femme de sa vie et il espérait qu’aujourd’hui ne fasse pas exception à la règle.  Il regarda son poignet pour déceler le signe d’une éventuelle trace mais celui-ci semblait aller bien.  Il soupira de soulagement. Alors qu’il allait s’excuser auprès d’elle de lui avoir fait peur, Annily lui dit : « Je t’ai amené chez nous, je me suis dit que ce serait mieux que… » Mieux que quoi ? L’hôpital ? Ça, c’était sûr. Mais ça aurait pu être son ticket de retour gratuit pour la maison. Pas de papiers en règle, l’hôpital qui informe les flics et bonjour la reconduite à la frontière en bonne et due forme. Mieux que d’être restés près du pont ? Il serait peut-être encore en train d’agoniser à l’heure qu’il est. Ouais, il aurait encore préféré être envoyé au fin fond de la rivière, il en était certain. Mais qu’est-ce qu’elle venait de dire au fait ? « Je t’ai amené chez nous… » Josh regarda autour de lui, il n’avait pas encore fait vraiment attention au lieu où il se trouvait. C’était une chambre tout ce qu’il y avait de plus simple, un lit – dans lequel il se trouvait et duquel il ne voulait plus partir tellement son dos était heureux d’être allongé sur un matelas confortable – un bureau, des chaises, une penderie et quelques photos accrochées au mur – mais il était trop loin pour apercevoir qui se trouvait dessus. « Chez nous… » Ainsi donc, elle ne vivait pas toute seule. Il regarda la jeune femme à nouveau, essayant de lui donner un âge. Elle semblait jeune, à peu près du même âge que lui, se dit-il. Elle devait sûrement vivre dans cette grande maison avec son petit ami, peut-être même son mari. Peut-être même avait-elle des enfants. Il ressentit comme un pincement au cœur à cette pensée mais la chassa bien vite de son esprit, ne comprenant même pas pourquoi son cœur s’était serré à cette idée.

« Tu te nommes comment ? »  lui demanda-t-elle, le sortant ainsi de ses pensées bizarres.

Il la vit humidifier le linge avec lequel elle lui avait lavé le visage puis le diriger vers lui. Ou plutôt sur lui. Son torse. Pendant quelques secondes, il se sentit comme hypnotisé par la vue devant lui. Annily était tout simplement une jeune femme superbe. Des yeux envoûtants, des cheveux magnifiques. Ce n’était pas trop son truc les rousses pourtant mais il se dégageait quelque chose d’elle qu’il ne parvenait pas à décrire. Elle était si concentrée sur ce qu’elle faisait qu’elle ne fit même pas attention qu’il était en train de la fixer comme un malade, ni même que ça faisait plusieurs dizaines de secondes qu’elle lui avait posé sa question et qu’il ne lui avait toujours pas répondu. Si on lui avait dit ce matin qu’une jeune fille magnifique allait lui nettoyer son torse ensanglanté, jamais il ne l’aurait cru. Et pourtant, il était là, dans un lit bien douillet avec une superbe rousse aux petits soins pour lui qui avait l’air de savoir ce qu’elle faisait.
Mais la réalisation le frappa soudain. Josh se fit rapidement une description de lui dans sa tête : pas de tee-shirt et surtout, il ne sentait pas de pantalon. « Ok… Tout va bien, Josh, pas de panique. » se dit-il. Heureusement, il sentait que son caleçon était encore là… Jetant un coup d’œil sur la chaise près du lit, il vit son tee-shirt plein de sang par-dessus son pantalon plein de poussière.

Lorsqu’il se rendit compte qu’Annily avait détourné la tête, il comprit que sa réponse commençait à se faire attendre. Il cligna des yeux, s’humecta légèrement la lèvre inférieure –il sentit immédiatement qu’elle était bien enflée, il devait être beau à voir tiens… - puis lui dit : « Josh… Josh Stenson. » Il prit une profonde inspiration puis enchaina :  « C’est vraiment gentil à toi de m’avoir soigné, j’veux dire, ce que tu as fait pour moi, je crois pas que beaucoup de gens l’auraient fait. Alors euh… Merci…» Alors qu’Annily était toujours en train de lui nettoyer le torse, Josh releva la couverture et, tout en grimaçant, se mit en position assise, les deux pieds appuyés sur le sol. Il attrapa son tee-shirt qu’il remit en toute vitesse – enfin, aussi vite qu’il le pouvait avec la douleur qu’il ressentait - puis son pantalon qu’il enfila tout en jetant un coup d’œil vers Annily, qui faisait un drôle de regard.

« Je suis désolé si j’ai gâché ta journée, t’avais sûrement autre chose à faire que de soigner un pauvre type comme moi. » Il essaya de rire mais sa mâchoire lui fit un mal de chien. Il vit Annily reposer son linge humide dans la bassine – où l’eau était d’un rouge vif, merde, il avait saigné tant que ça ? – et se lever, s’approchant de lui. La tête baissée, Josh mit ses baskets. Il était fin prêt pour partir d’ici. Il n’avait rien à faire chez cette jeune femme. A dire vrai, il avait peur de lui apporter des ennuis. Il était un véritable oiseau de mauvais augure ces derniers temps. Il ne voulait pas que son quartier – peut-être que l’un de ses agresseurs habitait juste à côté ? – la voie avec lui. L’horloge au-dessus de la porte de la chambre indiquait qu’il était encore tôt. Avec de la chance, il ne croiserait personne en repartant. Il vit qu’Annily s’apprêtait à lui dire quelque chose mais cette fois-ci, c’était lui qui la devança. Josh prit avec une grande délicatesse le poignet de la jeune femme entre ses doigts et le regarda avec insistance. Il était soulagé, il n’y avait vraiment aucune marque. Relevant la tête vers elle, il lui dit dans un murmure : « Je suis vraiment désolé si je t’ai fait mal tout à l’heure, ce n’était vraiment pas mon intention. » Inconsciemment, son pouce vint caresser son poignet comme pour l’apaiser d’une douleur qu’il avait été certain de lui avoir infligée. Et c’est à ce moment-là, à ce moment exact, que Josh sentit une décharge lui parcourir le corps pour atteindre son cœur. Sur le coup, il releva la tête, la bouche entrouverte sous l’effet de la surprise, et plongea dans les yeux d’Annily pour tenter de trouver dans son regard la réponse à la question qu’il se posait : Est-ce qu’elle aussi avait ressenti ça ? Mais il ne sut pas comment interpréter le regard que lui renvoyait la jeune femme. Est-ce qu’elle était troublée ? Choquée ? (elle avait peut-être trouvé son geste déplacé - il se traita d’idiot une bonne dizaine de fois.) N’aimant pas le silence pesant qui venait de s’être installé depuis plusieurs secondes, Josh lâcha tout à coup le poignet de la jeune femme et se racla la gorge, détournant les yeux vers la superbe moquette couleur bleue de la chambre (incroyable qu’en de tels moments, on se trouve tout à coup une passion débordante pour l’aspect du sol).

« Vaudrait mieux que je file… Avant que ton petit ami rentre à la maison et qu’il me trouve là. Merci encore pour tout, Annily. J’oublierai pas. » Et sur ces mots, il se retourna et enclencha la poignée de la porte.

Il était prêt à sortir, prêt à fuir l’électricité de cette pièce. L’atmosphère s’était alourdie, elle en était presque palpable. Josh inspira un grand coup, il avait bien besoin d’une grosse bouffée d’oxygène pour chasser les picotements bizarres qu’il ressentait encore dans sa main, main qui avait saisi la poignée de la porte depuis de nombreuses secondes mais qui avait encore été incapable de la tourner. C’était la première fois qu’une telle chose lui arrivait, recevoir une telle décharge au simple toucher de quelqu’un. Il en était resté cloué sur place - ébahi par la nouveauté d’une telle sensation – et il sentait encore les battements désordonnés de son cœur. Il inspira encore une fois, puis deux, avant de se décider mentalement à sortir. Il fallait juste qu’il ordonne à son corps de lui obéir et d’enclencher cette fichue poignée. Il ne savait pas trop où était la sortie, ni même s’il se situait à l’étage ou au rez-de-chaussée de la maison mais il verrait une fois qu’il aurait passé le pas de la porte de cette fichue pièce. Mais alors que sa main se décidait enfin à lui obéir, la voix de la jeune femme se fit entendre derrière lui, brisant le silence pesant de la chambre.

« Il travaille encore jusqu’à tard dans la soirée. Et de toute façon, je ne vois pas pourquoi il se fâcherait de la présence d’un blessé à la maison. »

Seconde décharge. Brutale mais pas dans le même sens cette fois-ci. Josh baissa la tête et se pinça les lèvres. Il avait vu juste, et pour une fois – pour cette fois – il aurait bien voulu avoir tort. Annily avait bien un petit ami. Sa main se mit enfin à réagir et agrippa la poignée avec force, se crispant autour de l’objet métallique. Il ferma les yeux quelques instants, ne comprenant pas les différentes émotions qui se bousculaient dans sa tête. Il connaissait à peine cette fille, pourquoi venait-il de ressentir à l’instant comme une pointe de jalousie mêlée à de la déception ? C’était complètement absurde d’éprouver ça pour quelqu’un qu’il ne connaissait que depuis cinq minutes à peine ! Il ne savait rien de cette fille et il s’était juré, après la trahison de sa dernière petite amie, qu’il ne redonnerait pas sa confiance de sitôt à une fille. Ni même oser envisager avoir des sentiments. C’était encore trop frais, il avait encore le goût de cette trahison dans la bouche et ce n’était pas demain la veille qu’une femme arriverait à le faire changer d’avis. Oui mais… C’était ce qu’il pensait encore il y a quelques heures à peine. Avant de poser ses yeux sur la jeune femme qui se tenait en cet instant derrière lui. Il ne la connaissait pas mais il lui faisait confiance. Elle était venue le sauver, elle lui avait tendu la main alors qu’il se trouvait plus bas que terre. Annily était la première personne depuis son arrivée au Canada à montrer de la considération pour lui. Sans même le connaître, elle l’avait amenée chez elle pour le soigner. Peu de personnes auraient fait la même chose (il le lui avait d’ailleurs dit), c’était une fille qui avait la main sur le cœur. Une main qui lui avait envoyé une décharge électrique directement dans son cœur à lui… Il comprenait le fait qu’il était possible de s’attacher très vite à quelqu’un - à son avis, bon nombre de personnes devaient ressentir ça pour la personne qui venait de les sauver – mais il n’avait jamais compris de sa vie les gens qui parlaient de coup de foudre, d’amour au premier regard. Pour lui, l’amour était une chose qui se construisait au fil du temps et d’une relation, quelque chose qu’on bâtit petit à petit. Il s’était toujours moqué de ses amis qui clamaient être tombés amoureux d’une fille en moins d’une soirée, lui il lui fallait des mois après le début d’une relation pour oser dire qu’il était amoureux. Mais toujours avec une désillusion à la clé. Il ne savait pas ce qu’il ressentait pour cette Annily, son mal de crâne rendait les choses bien trop confuses dans sa tête, mais même s’il ne savait pas déceler ce qu’était l’amour au premier regard, il savait tout de même déceler ce qu’était la jalousie. Et aucun doute là-dessus, il était jaloux du gars qui partageait la vie de cette jeune femme.

« Reste. Tu es demeuré longtemps inconscient et je préfèrerais savoir que tu es dans un lit, bien au chaud, pour te reposer. »

Il ne l’avait pas entendue s’avancer vers lui. S’il l’avait entendue, peut-être aurait-il fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter ça.

Un autre contact entre elle et lui.

La tête de Josh se tourna légèrement jusqu’à apercevoir la main que la jeune femme venait de poser sur son bras. Il en eut du mal à avaler sa salive. Malgré ce nouveau contact qui le tétanisait sur place,  il tenta du mieux possible de décrisper sa main sur la poignée. Il ne voulait pas qu’Annily sente à quel point il était tendu. Il n’avait même pas réussi à capter la totalité des mots qu’elle venait de lui dire, seul le « Reste… » faisait écho dans sa tête. Ensuite, son cerveau n’avait réussi qu’à se concentrer sur une chose. Ce deuxième contact chargé d’électricité entre eux. Si la centrale électrique de Winnipeg venait à tomber en panne, Josh était persuadé que lui et Annily pourraient fournir à toute la ville l’énergie nécessaire pour fonctionner… !  Josh cligna des yeux quand il entendit la voix hésitante d’Annily lui parler à nouveau. Cette fois-ci, hors de question de passer à côté de ce qu’elle lui disait, il essaya de se concentrer du mieux possible.

« Je t’ai vu, dans ta voiture… Je ne pense pas qu’y retourner maintenant soit une bonne idée. Tu as encore besoin de soins. »

Sur le coup, il en lâcha la poignée, son bras pendant maintenant le long de son corps.  Elle… l’avait vu dans sa voiture ? Elle savait qu’il vivait sous le pont ? Pourtant, il avait fait son possible pour se cacher des yeux des riverains, il n’avait même jamais croisé personne depuis qu’il avait garé sa voiture là, à part la bande « sympathique » de ce matin… Le regard perdu, Josh ne sut quoi répondre, complètement pris au dépourvu. Si Annily savait, est-ce que tout le quartier était au courant qu’il dormait là sous le pont reliant Snowflake Lane au reste de la ville ? Et qu’est-ce que pensaient tous ces gens de lui ? Josh avait beau se dire qu’il se moquait du qu’en dira-t-on mais il ne voulait pas que les gens pensent de lui qu’il était un clochard vivant sous les ponts. Même si c’était ce qu’il était devenu depuis une semaine. Malgré tout, il ne perdait pas l’espoir de trouver un petit boulot le plus vite possible et de se remettre sur pied. Si son optimisme légendaire le quittait, il savait qu’il serait foutu.
Annily était donc au courant pour lui et sa situation précaire. Ca l’emmerdait vraiment qu’elle ait cette image de lui, vivant dans sa voiture, sans un rond... Même si son image devait être pas mal écornée avec la gueule qu’il avait en ce moment. Il sentit la honte l’envahir, il aurait aimé pouvoir être aussi minuscule qu’un grain de poussière et s’enfuir de cet endroit, s’éloigner de cette fille à qui il devait paraître bien pathétique. Mais les mots d’Annily tournaient inlassablement dans son esprit et elle avait raison : retourner à sa voiture maintenant n’était pas raisonnable et il avait grandement besoin de panser ses plaies. Sans compter le fait que le lit bien douillet qui trônait au milieu de la pièce l’appelait tel le chant d’une sirène. Incapable de regarder la jeune femme en face, Josh se gratta le front et se retourna, tête baissée. Contournant Annily, il reprit la direction du lit et s’y assit, jetant un coup d’œil sur le tee-shirt déchiré et plein de sang qu’il avait remis quelques instants plus tôt. D’une voix gênée, il demanda à la jeune femme : « Ton petit ami n’aurait pas un vieux tee-shirt à me prêter par hasard ? » Il se sentirait mieux s’il pouvait passer ne serait-ce qu’un tee-shirt propre et ne plus sentir le contact de son propre sang collant au tissu poussiéreux. Josh releva la tête et regarda finalement la jeune femme, lui souriant d'un air gêné en guise de merci silencieux. Il ne lui avait suffi que d'un regard envers elle pour comprendre qu'il était vraiment maso de rester là et la laisser le soigner.

Oh qu'il redoutait l'instant où ils allaient se toucher encore une fois...