Élève, Milan avait toujours adoré cette période de l'année; les jours qui rallongeaient, l'effervescence adolescente qui s'emparait de la totalité du lycée, les pauses de midi sous un soleil qui ne chauffait que peu, mais assez pour satisfaire leur optimiste grandissant à l'arrivée des vacances. Perspectives agréables qui l'avaient toujours enchanté. Seulement, en grandissant, cet entrain s'était d'abord calmé, puis transformé en une forme de nostalgie qu'il détestait au plus haut point. Aujourd'hui, ce n'était plus que le moment où ses élèves de dernière année prenaient leur envol, le moment où les copies d'examen arrivaient par paquets imposants, le moment où il devrait redoubler d'ingéniosité pour éviter de ne passer trop de temps dans une bâtisse immense. C'était son premier été dans cette maison. Son premier été à nouveau avec Heather. "Avec", physiquement seulement; ils étaient juste condamnés à vivre ensemble. Il ne savait dire s'il était fou de joie à l'idée de la revoir ou détruit par le chagrin en la perspective de précisément avoir le droit -et le devoir- de la côtoyer à nouveau, mais de pourtant devoir se comporter comme un ami qui devait se tenir à distance. Leur histoire avait été trop compliquée pour qu'ils soient des amis normaux. Il l'aimait encore bien trop pour prétendre qu'ils n'étaient que ça. Il se demandait donc de plus en plus ce en quoi allait consister leur été; lorsqu'il s'autorisait bêtement à rêver, il les voyait se rapprocher. Il voyait son sourire, défiler en boucle dans sa tête. Il voyait son sourire dans le jardin fleuri, sur la terrasse au coucher du soleil, dans ses bras, lorsqu'il lui dirait bonne nuit. Il s'autorisait peu de genre d'espoirs illusoires. Non pas parce que c'était socialement plus acceptable de ne la regarder que comme une amie, mais bien parce qu'il avait peur qu'elle ne redevienne plus jamais quoi que ce soit d'autre pour lui; auquel cas, il souffrirait bien plus d'avoir à se séparer une nouvelle fois de son regard rieur et amoureux. Mieux valait ne pas le reconstituer de ses souvenirs. Ce serait comme la perdre une fois de plus.

Non, définitivement, il ne fallait pas qu'il pense de la sorte. Il fallait qu'il envisage un été déconcertant de banalité. Ils trouveraient un acheteur pour la maison, la vendraient, partiraient vivre chacun de leur côté. Elle irait vivre avec... Mike. Inconsciemment, le jeune professeur grimaça en imaginant le regard corrompu de cet homme qui le répugnait au plus haut point. Mais si Heather était heureuse, il se tairait. Il n'avait plus son mot à dire, il fallait qu'il s'y fasse. Il n'empêche... c'était plus facile d'essayer de penser à autre chose.

Ainsi, au lycée, il fit tout pour se changer les idées: des conversations futiles en salle des profs à un petit jeu musical à l'heure de la chorale, il cherchait indéniablement à se distraire. Il refusait de devenir prisonnier de ses propres pensées, et quelque part se persuader qu'il pouvait penser à autre chose l'en rendait maître à nouveau. Après son premier cours de la matinée, il choisit de ne pas passer son heure à corriger des copies; il irait à la bibliothèque, pour préparer l'année suivante, peut-être. S'il se projetait dans un futur un peu plus éloigné, peut-être irait-il mieux. Pourtant -il s'en rendit compte en arrivant devant la porte vitrée de la bibliothèque- cet endroit était encore trop connoté pour qu'il s'y sente parfaitement bien. Il l'associait encore indéniablement à Heather, même si cela l'énervait au plus haut point. La nouvelle responsable était pourtant adorable, disponible et amusante... mais il avait toujours le sentiment qu'elle était une erreur dans le tableau. Cette pièce, c'était celle de Heather. C'était elle qu'il croyait voir, là-bas, à chaque fois qu'il s'y rendait.

Un peu mal à l'aise, donc, il se décida à entrer. La bibliothécaire parlait avec une jeune femme, de dos, dont la chevelure brune et le style vestimentaire rappelaient à Milan celle qu'il avait perdue. Si son cœur frappa à plusieurs reprises plus douloureusement contre sa cage thoracique, il s'empressa de refréner cet élan gênant, se convaincant qu'il fallait qu'il arrête de penser la voir à chaque fois qu'il croisait une brune... ça en devenait obsédant. Et ô combien ridicule. La blondinette le vit bientôt, et lorsqu'il lui sembla poli de le faire, elle fit signe à Milan. « Oh vous voilà! J'ai enfin eu les nouveaux programmes, nous allons pouvoir y jeter un coup d’œil. » Hastings resta d'abord silencieux, se contentant de lui sourire en approchant un peu plus du bureau. « D'ailleurs, vous tombez bien, je vais vous présenter ma remplaçante de l'année prochaine. » Elle désigna la jeune femme qui se tenait en face d'elle de la main; elle était jusque là toujours de dos, probablement occupée avec un bouquin ou peut-être même un contrat, un règlement... Bref, elle ne s'était pas "imposée" dans la conversation de Mill et de la bibliothécaire. Mais en entendant qu'on parlait d'elle, elle se décida à dévoiler son visage. Milan resta figé sur place. « Mademoiselle Bowen, je vous présente le professeur de littérature, monsieur Hastings, je suis certaine que vous allez bien vous entendre. » Elle n'avait pas idée... si elle savait. Avant qu'elle ne continue des présentations trop évidentes et trop gênantes, Milan la coupa, souriant d'un air crispé alors qu'il ne pouvait défaire son regard de celui de son ex petite amie. « Oui, certainement! Euh... on se connait déjà, en fait. » Il déglutit difficilement, sentant que la confusion se lisait sur son visage, dans son regard. La bibliothécaire, elle, les regardait un peu intriguée. Il y avait cette espèce de tension et de remords dans leurs regards respectifs qui semblait si forts qu'ils en étaient incompréhensibles. Non c'était certain, elle ne pouvait pas comprendre. « Suis-je bête, j'avais oublié, je dois régler un truc... là-bas. » La voix confuse de la jeune femme brisa le silence palpable qui s'installait entre Heath et Milan, alors qu'elle s'éclipsait rapidement hors de leur champs de vision, comprenant qu'il serait gênant pour tout le monde -elle la première- qu'elle reste plus longtemps. « Je ne savais pas que tu voulais revenir travailler ici... » Mill arqua un sourcil, passant nerveusement une main derrière son cou. « Enfin, j'veux dire, c'est super! » Affirma-t-il dans un sourire un peu tendu, ne sachant dire si c'était super ou non. En théorie, ça l'était. Mais cela voulait aussi dire qu'il allait devoir supporter plus souvent encore de la sentir si proche et pourtant si loin de lui. Bien trop loin. Beaucoup, beaucoup trop proche.

Ils n'étaient rien. Aux yeux du monde extérieur, ils n'étaient rien que deux étrangers avec éventuellement quelques traits de caractère en commun; deux personnes qui allaient travailler au même endroit et seraient amenés à être collègues, s'entendraient probablement, et au final deviendraient peut-être même amis. Dans cette perspective, effectivement, il n'y avait aucune raison pour que la bibliothécaire ne s'enthousiasme pas de les présenter l'un à l'autre. Mill ne s'en étonna donc seulement pas, mais après quelques temps heureusement, la jeune femme comprit que rester faire des présentations qu'ils avaient pris des années à faire sans elle aurait été gênant. Elle s'éclipsa donc, ne laissant que Mill et Heath en tête à tête avec leurs regrets.

Hastings avait toujours cette boule au ventre, quand il la voyait. Il était stressé. Il l'avait souvent été, notamment au début de leur relation, mais différemment; avant, il appréciait ces papillons qui virevoltaient dans son estomac dans une excitation presque douloureuse mais ô combien agréable. Aujourd'hui, tout ce qu'il ressentait, c'était ce vide, ce sentiment d'être incomplet, d'avoir failli à une tâche qui lui incombait, et surtout d'avoir perdu cette personne qui avait compté pour lui au point qu'on s'était souvent étonné de cette passion qui en avait fini par être destructrice. Il semblait alors logique qu'ils aient du mal à trouver leurs mots. Heather expliqua d'une traite qu'il était bon pour elle de se remettre à travailler, chose que Milan ne pouvait que comprendre. « Oh, non, tu n'étais pas obligée de m'en parler... Je veux dire, c'est comme tu veux! » Il tenta à nouveau de lui offrir un sourire bienveillant, qui s'avérait en fait témoin de sa gêne. « Et puis, je suis content de te voir. » Et terriblement gêné, oui. Mais après tout, cela voulait dire qu'à la rentrée, il la verrait tous les jours. Il était peut-être stupide de ne pas être encore parvenu à se sevrer de son sourire, mais rien à faire. Il en rêvait encore.

Le seul moment où il répugnait cet air rieur, c'était lorsqu'il le savait provoqué par Mike. Là encore, il tentait de garder cette information pour lui, assez peu fier de se montrer si possessif après tant de temps. Il aurait dû passer à autre chose... avec succès. Il avait bien essayé de voir d'autres filles, mais jamais il n'avait eu la force de s'enflammer comme il l'avait fait pour Heather. Il en était ressorti brûlé au troisième degré, impensable donc de réitérer l'expérience pour une autre qu'elle. Elle, elle en valait la peine. « C'est super, tu pourras retrouver quelques élèves qui étaient en première année à ton départ; tu sais, tu leur as manqué! » Les élèves de la chorale, notamment, avaient demandé de ses nouvelles lorsqu'elle était partie. Et Milan était certain que ce n'était pas uniquement parce qu'ils voyaient leur professeur malheureux, mais bien parce qu'ils avaient toujours trouvé en Heather une oreille attentive lorsqu'ils en avaient eu besoin. C'était vrai, elle leur avait manqué. Elle lui avait manqué, à lui aussi. À lui surtout. Certes, il vivait déjà avec elle, ce qui les forçait à partager une certaine intimité, parfois dérangeante -et encore la maison était assez grande-, mais travailler avec elle lui aurait rappelé les jours d'antan. Ce n'était peut-être pas une bonne chose, après tout. Il se replongeait dans une passion passée, il souffrirait peut-être encore. Pour l'instant tout ce qu'il voyait, c'était qu'elle semblait aller mieux, qu'elle vivait avec lui, et qu'elle allait maintenant travailler avec lui. Tout ce qu'il voyait, c'était qu'il allait passer du temps avec elle. Et ç'aurait été mentir que de dire qu'il ne ressentait plus rien pour elle. « À moi aussi tu m'as manqué. » Confia-t-il à mi-voix, comme s'il avait peur qu'elle l'entende. C'était stupide, et plus stupide encore de le lui dire. Mais voilà, il ne pouvait s'empêcher de le lui dire. C'était un peu comme ça que ça marchait, désormais. Ils étaient gênés puis complices, étrangers puis meilleurs amis. Il avait parfois l'impression qu'elle le détestait encore, et l'instant d'après il la sentait sur le point de se jeter dans ses bras -mais ça, c'était peut-être simplement son imagination débordante combinée à son désir irrépressible de la serrer contre lui qui le lui faisaient penser. C'était compliqué. Bien trop compliqué. Il adorait ces moments où ils semblaient lâcher les armes, entrer dans leur réalité, oublier tout ce qui était autour d'eux, se regarder comme avant. Mais ces moments étaient encore trop rares à son goût. Il ne se l'avouait pas, mais il avait encore l'espoir qu'un jour elle redevienne sienne.

Il n'y avait rien de mal à prendre un café, n'est-ce pas? Milan savait pertinemment qu'il allait passer son temps à la regarder, à se rappeler d'une anecdote se référant à chacune des mimiques qu'elle lui offrirait, celles qui lui étaient propres. Il se ferait beaucoup de mal, c'était certain. Il se sentirait un temps soulagé en se réfugiant dans ces beaux souvenirs, en se rendant heureux par procuration du passé, mais le retour à la réalité n'en serait que plus douloureux. La logique à long terme aurait voulu qu'il décline sa proposition. Il était facile de mentir; un tas de copies à corriger -d'ailleurs il avait effectivement des copies à corriger-, un rendez-vous urgent, de la paperasserie... il avait des tas d'excuses à sa disposition, mais sa conscience décida de choisir la seule qui ne lui permettait en fait pas de lui fausser compagnie. Sa conscience, au lieu de donner une excuse à Heather, s'en donnait à elle-même. Il se répétait que ce n'était pas une si mauvaise idée que ça, de s'attacher à elle. Pire encore: il en arrivait à se répéter qu'elle avait peut-être encore des sentiments pour lui, parce que précisément elle lui proposait un café. C'était peut-être un de ces moments de complicité où la seule règle était de tout s'avouer. "Ce qu'on avoue dans ce contexte n'en sortira pas". Une règle à la Las Vegas qui pouvait être déconcertante mais ô combien soulageant. Il n'avait pas encore réussi à sentir une telle complicité qu'il pouvait lui avouer qu'il l'aimait. Il la sentait encore trop éloignée pour qu'il puisse se comporter comme s'ils étaient un couple alors que ce n'était pas le cas. Alors un café, c'était un bon début. Il fallait qu'il arrête de réfléchir s'il ne voulait pas se détruire. Il n'avait pas besoin de réfléchir, son coeur devait parler pour lui, même si c'était un pari risqué. C'est précisément la raison pour laquelle il n'osa pas rebrousser chemin. « Oui, j'ai un peu de temps de libre. » Ses cours ne reprenaient pas de suite, il avait du temps à lui accorder, pour son plus grand plaisir. « Enfin par contre je n'ai pas assez de temps pour aller prendre un café en ville... j'espère que celui de la salle des profs te va? » Il grimaça légèrement dans un petit rire, sachant pertinemment que ce n'était pas le meilleur café du monde. Loin de là.

« ça te permettra de te re-familiariser à l'établissement » Affirma-t-il alors qu'ils se dirigeaient vers le couloir. Il ne leur fallut que peu de temps pour arriver à la salle des professeurs, heureusement assez vide à cette heure de la journée. Il aurait peut-être été inconfortable pour Heather de se retrouver face à tous ses anciens collègues qui la questionnaient sur son absence. Il n'y en avait que un ou deux qu'elle avait connus, et de ce que Milan savait, ils n'étaient pas non plus très proches d'elle. Avec un peu de chance, ils la laisseraient tranquille. Le duo choisit une des tables libres, et une fois Heather installée, Milan alla chercher deux cafés. Il revint deux minutes plus tard, déposant son gobelet devant la brunette, prenant place en face d'elle. « C'est bizarre, on vit au même endroit, mais finalement ça fait un moment qu'on n'a pas vraiment parlé. » Ils étaient probablement trop gênés pour le faire. Étonnement, Milan se sentait désormais plus à l'aise, comme si le fait de la côtoyer quelques minutes lui rappelait qu'il la connaissait mieux que personne, qu'il lui faisait confiance plus qu'à personne. De fait, il se sentait chez lui en sa compagnie, et ce où qu'ils soient. Alors il lui fallait quelques minutes, mais une fois qu'il la reconnaissait, il se sentait plus à l'aise. « Tu vas bien? » Introduction banale en apparence, mais la réponse lui importait réellement.

Elle était là, face à lui. Un ange, comme à chaque fois. Elle avait ce côté quasi irréel; Milan avait parfois du mal à y croire, à comprendre qu'elle était à nouveau une partie de sa vie. Il comprenait mal, mais il en était ravi. Il aurait tout fait pour elle. Maintenant il n'était plus autorisé à le lui faire savoir -ni même à le ressentir de la sorte, techniquement-, et pourtant il sentait encore que si elle lui avait réclamé la lune, il se serait contenté d'un sourire gaga hébété en commençant à se renseigner sur la construction de fusées. Alors ces quelques minutes de son existence, il les lui accordait volontiers. Mieux encore, c'était comme un cadeau qu'il se faisait à lui-même. Très sincèrement, il avait beau adoré son métier, il préférait nettement passer une heure à parler à Heather qu'à réfléchir à son prochain cours. Ainsi, Hastings émit un petit rire en entendant sa douce -ne lui dites surtout pas qu'il l'appelait secrètement ainsi- affirmer que l'horrible café lui manquait presque. C'est sur ces mots qu'ils se dirigèrent vers la salle des profs, où, pour sûr, ils ne seraient pas seuls. Il n'y aurait certainement pas beaucoup de monde -et avec un peu de chance personne que Heather connaissait-, mais assez pour qu'ils n'évitent d'être trop proches. C'était mieux. C'était pire. Milan ne savait plus trop qu'en penser. Parfois, dans des moments de lucidité intense, il se disait qu'il ferait mieux de totalement laisser tomber, de vendre cette maison au plus vite, de la féliciter de son union avec Mike, et de passer à autre chose. Et la seconde d'après il se rappelait combien il avait été détruit de la perdre, combien il avait été incapable de passer à autre chose, et ce même s'il ne la voyait plus, même s'il avait essayé un an durant. Toujours son souvenir. Toujours son sourire. Elle était sa muse, sa perfection, son seul véritable amour. Et pour cette raison, il avait le sentiment de ne jamais plus pouvoir ressentir cela pour quiconque.

Lorsqu'ils furent installés, café en main, un peu en retrait, Milan se risqua à expliquer qu'il avait le sentiment de ne plus aussi bien la connaître qu'avant. C'était logique, au fond. "Avant". Avant il ne la connaissait pas seulement, non. Il avait le sentiment d'être elle. ça paraissait étrange, presque malsain, en tout cas dérangeant -et beaucoup s'appliqueraient à expliquer que c'était cette appartenance totale l'un à l'autre qui les avait détruits. Une extension l'un de l'autre. Passion dévorante. C'est plus sobrement, donc, que le jeune homme entreprit de savoir comment elle allait. Il but chacune de ses paroles avec une attention toute particulière, comme si cette faculté de l'entendre se confier à lui lui avait terriblement manquée. Il acquiesça d'ailleurs, ravi de constater qu'elle semblait en meilleure forme.

Lorsque vint son tour, il afficha involontairement un sourire un peu plus crispé qu'au préalable. « ça va, les vacances approchent! On a un peu plus de boulot avec les examens mais ça se passe bien. » Il avait volontairement axé sa réponse sur la précision que Heath en avait demandé, n'ayant aucunement l'intention de s'étaler sur le fait que dans sa vie personnelle, ce n'était pas nécessairement la joie. Il ne pouvait pas le lui dire parce qu'à la vérité, c'était elle sa joie. Les mots qu'elle prononça ensuite le firent relever le regard vers elle -préalablement confortablement installé sur ses doigts enlacés autour du gobelet en plastique. Sa gorge se serra alors qu'il déglutit difficilement, incapable de détourner son regard de ses yeux océans. Il avait peur de comprendre. C'était la situation qui était désagréable. Le fait qu'elle était obligée de vivre avec lui. Il fronça légèrement un sourcil, se demandant s'il n'était pas un tantinet égocentrique. Peut-être que... Hm. Au fond, non. Elle voulait juste passer à autre chose, et elle avait raison. « Oui c'est... pas évident, comme situation. » Articula-t-il difficilement en la fixant toujours. Il aurait dû détourner le regard, seulement c'était sa manière de lui dire que ce n'était pas évident parce qu'il l'adorait toujours. C'était fort, un regard. Il avait en l'occurrence cela de magique qu'il lui permettait d'exprimer ce qu'il ressentait sans pour autant mettre de mots dessus. Elle pouvait alors faire comme si elle n'avait pas compris. Il pouvait faire comme s'il n'avait rien dit. Et c'était bien mieux comme ça. « Cette maison aura eu le mérite de nous rapprocher. » Cette fois-ci par contre, son regard était fuyant. C'était comme s'il avait le droit d'être audacieux soit dans ses mots, soit dans son comportement, mais pas les deux à la fois. C'était trop. « Enfin. À peu près. » Il faisait allusion à ce que Jamie avait voulu. Elle était persuadée qu'en un coup de baguette magique Heather et Milan se seraient retrouvés, ré-aimés... mais entre temps, il y avait eu un notaire entre eux. Il était loin d'être le seul problème, mais il avait le mérite de pouvoir être aux yeux de Milan l'allégorie de leurs problèmes. Et c'était plus facile de se dire qu'il suffisait qu'il sorte de la vie de Heather pour que lui y ré-entre. C'était probablement plus compliqué que ça. « Tu vas t'installer avec le notaire, une fois qu'on aura vendu? » Trop curieux. Trop stupide. Et l'appeler "le notaire" ne le dé-personnifiait pas autant qu'il l'aurait voulu. Il doutait d'ailleurs que ce type ait une quelconque intention de s'installer avec Heather. Il semblait seulement intéressé par son air candide et ses traits fins. C'était compréhensible, au fond. Milan aussi avait fondu pour ceux-ci. Mais elle était bien plus que ça, et pour cette raison, il n'avait aucun droit de la lui enlever s'il ne jurait pas sur sa vie de tout faire pour qu'il ne se passe pas un jour sans qu'elle ait le sentiment d'être la femme la plus heureuse du monde.

Spoiler:

Il avait tout faux. Depuis le début, Milan avait tout faux. D’un point de vue purement neutre, il était même plutôt ridicule. La raison ? Il espérait. Malgré lui, malgré tout, il ne pouvait faire taire cette petite voix en lui qui lui criait que tout était possible. Pire encore, il prenait soin de s’accrocher à elle comme on s’accrocherait à une bouée de sauvetage. Cette mince flamme incandescente qui refusait de s’éteindre, c’était sa bouée de sauvetage. L’espoir. On peut en vivre longtemps. Ou plus exactement, on peut survivre longtemps par son biais. Seulement au travers d’utopies et de rêves qu’il ne s’avouait seulement pas rêver éveillé, Milan ne risquait que de passer à côté de sa vie. Et ça n’avait rien de bon. Résultat, alors qu’il s’appliquait à des sous-entendus probablement trop forts pour une première conversation normale en quelques semaines, Heather le recadrait gentiment, sous-entendant à son tour qu’il ne serait plus une partie de sa vie, à l’avenir –ou si, en tant que collègue tout au plus. « Oui, retrouvés, probablement. » C’était vrai, au fond ; ils n’étaient pas proches. Ils n’étaient plus proches. Et quoi que techniquement on eut pu discuter du fait que leurs retrouvailles aient constitué une forme de rapprochement, il était indéniable qu’ils ne partageaient pas le tiers du commencement du quart de ce qu’ils partagèrent quelques années plus tôt. Cette fatalité avait quelque chose d’étrangement douloureux. Etrangement… pas tant que ça. On s’y habituerait presque, à force. Mill se raisonnait presque. Il se disait presque que tout était mieux ainsi, qu’il devait essayer de passer à autre chose, comme elle-même semblait si bien le faire. Il fallait qu’il arrête de s’accrocher à son sourire comme un addict à sa came, qu’il arrête de croire qu’il lui était destiné, qu’il cesse de penser que ce Mike n’était pas bien pour elle sous prétexte qu’il n’était pas lui.

Il n’avait pas été bien pour elle, lui non plus. Voyez-donc le résultat. C’était peut-être lui qui s’était égoïstement proclamé « bien » pour elle alors que, définitivement, ils s’étaient détruits. Et pourtant… elle ne comptait pas s’installer avec le notaire. « Oh. » Un peu surpris, Milan mit toutefois un quart de seconde à réfréner son micro-sourire. Il replongeait. Aussi faible qu’un drogué. Cela dit, il semblait évident qu’il ne ferait pas partie de son « cocon tranquille ». ça semblait presque logique. Leur cocon n’avait pas été très tranquille, en fin d’acte. « C’est une bonne idée, je pense. » En théorie, c’en était une. Restait plus qu’à trouver un acheteur… et espérer qu’il se ferait à l’idée de ne plus vivre avec elle. Un instant, il se retrouva face à son propre avenir : qu’allait-il faire, lui ? Quand Heather le questionna sur l’endroit où il allait vivre, Milan la regarda, intrigué, comme s’il se demandait si elle n’avait pas la réponse pour lui. D’ailleurs, il mit un petit moment avant de comprendre de quel « chez lui » elle parlait. Pour être honnête, il ne se sentait pas chez lui dans leur ancien chez eux. Maintenant qu’il avait changé d’air, il comprenait la nécessité de se couper de ce passé qui lui pesait. Il souffrirait probablement plus dans cet appartement qu’ailleurs. « Euh. Pour être honnête, je n’y ai pas vraiment réfléchi. » Peut-être n’était-ce pas une mauvaise chose, au fond. Il fallait peut-être être un peu plus impulsif, pour bien faire. « J’ai besoin de changer d’air, tu vois… et puis j’aime bien ce quartier, en fait. Je vais peut-être essayer de louer quelque chose dans le coin. » Pas d’achat précipité, cela dit. Il n’osait pas s’attacher quelque part. Il voulait garder une porte ouverte, quand bien même il n’en sortirait jamais. En tout cas, il ne se voyait pas revenir entre les murs blanchâtres -qui autrefois lui paraissaient si chaleureux- de l’appartement qu’il avait quitté dans le seul but –prétexté- de trouver un acquéreur à l’âme charitable pour une bâtisse en ruines. « Comme dirait la chanson, a house is not a home » -when the two of us are far apart, and one of us has a broken heart. Hors de question qu’il ne lui explicite la suite des paroles, quoi qu’elle devait les connaître, étant donné le nombre de fois où il avait fredonné cet air.

D’ailleurs, en touillant nerveusement son café, il ne put s’empêcher de chatonner. « oh why, did she go. No more laughter. No more love. All I do is cry. Cry, cry. No more laughter. Oh why, did she go ? » Sa voix grave se cassait en milieu de phrase dans un murmure, étant donné qu’il se contentait de fredonner sans y réfléchir, comme il avait l’habitude de le faire sans même s’en rendre compte. Il s’était simplement mis la chanson dans la tête. Et elle ne devait entendre qu’un mince son en arrière plan, un petit fil aux allures floutées dont la continuité presque monotone, malgré les variations musicales, empêchait qu’on n’en distingue clairement les mots. C’était bizarre. C’était du passé. Il fallait s’y faire. The show must go on. « Oh, au fait… Je ne sais pas si c’est très approprié de te demander ça mais… » On n’est plus à ça près, laisse-moi mettre les pieds dans le plat, pour peu que je te prévienne deux secondes avant que je vais te mettre mal à l’aise –ne le sois pas. « … on a besoin d’un accompagnateur pour la prochaine compétition de chorale. Ça te dirait de venir ? » Il releva son regard brun vers elle, un petit sourire bienveillant aux lèvres. Il lui parlait plus normalement, comme à une amie cette fois. « Tu n’es pas obligée, hein. Enfin tu le sais, c’est évident que tu n’es pas obligée. Mais je veux dire… n’hésite pas. Vraiment. C’est juste comme ça, je sais que tu aimes bien la musique –que tu aimais bien ça en tout cas. Mais si ça ne te dit trop rien, il n’y a pas de soucis. »