YOU KNOW MY NAME, NOT MY STORY; La sonnerie retentit et j’ouvre la porte. Aussitôt, un sourire vient éclairer mon visage quand je reconnais les beaux yeux bleus de Dana. Ma meilleure amie, mon pilier. Je la serre dans mes bras et lui propose d’entrer, comme d’habitude. Nous nous installons au salon et je garde mes distances soigneusement, pour qu’elle ne voit pas ce que je tente difficilement de cacher. Je lui pose des questions sur sa journée, évitant le plus possible qu’elle s’intéresse à moi. « Tu te comportes bizarrement. » elle finit quand même par me dire. Je fronce les sourcils et hausse les épaules, avant de sourire nerveusement. « Je suis juste un peu fatiguée. » Mais on ne peut rien cacher à sa meilleure amie, n’est-ce pas ? Elle m’attrape par le bras pour que je lui fasse face et je grimace à cause de la douleur. Alertée, elle relève ma manche et je tente en vain de me dégager. Trop tard, elle a tout vu. Honteuse, je baisse cache ma peau avec le tissu noir. « C’est lui, c’est ça ? » Je secoue la tête. « Je me suis cognée Dana, c’est rien ! » Je rigole un peu, mais les trémolos dans ma voix ne font que marquer mon anxiété. Elle me fusille des yeux. « Ca fait longtemps que ça dure ? Tu peux pas le laisser faire Chelsea, c’est grave ce qui se passe ! » Je secoue encore la tête, essaye de la calmer. « Mais non, c’est arrivé comme ça, je l’ai poussé à bout et c’est parti tout seul, mais il ne le fera plus ! » Comment puis-je le défendre ? J’ai vu mon père frapper ma mère, je lui ai promis de ne pas faire les mêmes erreurs qu’elle … Mais il faut croire que les familles malheureuses et maudites sont vouées à l’être de génération en génération. Pourtant j’en suis convaincue, il ne le fera plus. Il m’aime, je l’aime aussi. Rien ne peut nous séparer, et un débordement ça arrive à n’importe quel couple, même les plus heureux n’est-ce pas ? J’essaye de m’en convaincre et de convaincre Dana aussi, mais elle ne partage pas mon avis. Agacée, déçue, elle prend ses affaires et claque la porte de l’appartement. Je soupire et me laisse tomber en arrière, abattue. C’est bien la première fois qu’on se dispute, et ça fait terriblement mal au cœur.

Je plaque ma main sur ma bouche et je fonds en larmes, me laissant glisser contre la porte de la salle de bain. Je refoule mes sanglots, rêvant pourtant d’hurler de toutes mes forces. L’impensable s’est produit : je suis enceinte. Je me sens prise au piège, effrayée et dégoutée de moi-même. Je me sens sale, souillée, j’ai l’impression de n’avoir aucune volonté. Promet-moi. « Pardon maman, pardon Dana. » je murmure entre deux sanglots. Je suis entourée d’amis, mais je me sens plus seule que jamais. A qui le dire ? Que faire ? Je ne trouve pas de réponses, je ne trouve rien ni personne à quoi m’accrocher. Je dois le dire à Dana, je n’ai pas le choix. Pourtant j’ai tellement peur ! Peur qu’elle me rejette, peur qu’elle ne m’aime plus comme avant. Si j’arrive à garder la tête haute aujourd’hui encore, c’est grâce à elle. Si elle est loin, je suis sûre d’en crever de chagrin. Comme un lion en cage, j’attends qu’elle vienne à la maison. Maintes fois j’hésite à lui dire que je suis occupée, mais retarder plus encore ne fera qu’aggraver les choses. Je me retiens de pleurer quand elle passe le pas de la porte, désirant être forte. Et être forte dans ce genre de situation, c’est beaucoup demander. « Tu as pleuré ? Qu’est-ce qui se passe, il … ? » Je suis au bord de l’hystérie. Devant mon silence insistant, Dana me tient les mains et m’oblige à la regarder. Le contact de sa peau m’apaise, ses yeux couleur de ciel me rassurent. Elle a les mêmes que ma mère. « Je … » Elle se montre quand même insistante et cela me déstabilise. « Je suis enceinte. » je finis par cracher, comme si c’était la chose la plus écœurante qui soit. « Quoi ? » Elle lâche mes mains, recule d’un pas. Je tends les mains vers elle, les larmes menaçant de déborder. Ne t’en va pas. J’ai trop besoin de toi. Je t’en supplie. « Qu’est-ce que … Qu’est-ce que tu comptes faire ? » Un rire s’échappe de mes lèvres et je passe ma main dans mes cheveux, sur mes joues collées par les larmes. « C’est trop tard, je ne peux plus avorter. »

Il est parti. Comme ça, du jour au lendemain, sans donner d’explication. J’encaisse ce nouveau coup comme je peux, plus difficilement que les autres. Il n’est pas physique, mais bien plus douloureux pourtant. Comment a-t-il pu partir alors qu’il a dit qu’il m’aimait et que j’étais la femme de sa vie ? Nous avons un fils, Jeremy. Je ne comprends rien. Peu à peu, toute détermination part en vrille. Je ne me sens plus le courage de surmonter cette épreuve, surtout pas seule. Je traîne sur mon canapé toute la journée, réagis à peine quand Jeremy pleure. Je crois que je suis une mauvaise mère pour lui, que je ne le nourris pas assez souvent. Je ne sais pas, je ne me rends pas compte. Lasse, j’erre sans but à travers l’appartement, demandant à Jeremy de se taire. Je veux vivre mais je me laisse mourir. Dix fois, vingt fois, cent fois je me demande ce que je dois faire, et dix fois, vingt fois, cent fois j’abandonne. Je suis juste bonne à pleurer et me haïr, et haïr le monde entier. C’est alors que je prends la décision la plus difficile et la plus douloureuse de ma vie. Assise sur le rebord de la fenêtre, écouteurs dans les oreilles, j’observe les lumières de la  nuit et griffonne quelques mots sur un papier. Une lettre d’adieu, des mots d’amour et de colère, une lettre désespérée, belle et détestable à la fois. « Je t’en prie Danette chérie, ne laisse pas mon fils être adopté par des personnes horribles. Je t’ai choisie parce que je sais que tu t’occuperas bien de lui. Qu’avec toi, il est entre de bonnes mains. » Danette chérie. Je ne l’ai pas appelée comme ça depuis ce qui me semble être une éternité. Silencieusement, je me laisse glisser dans l’appartement et m’approche du berceau. Mes lèvres se posent sur le front de cet ange endormi et je souffle, dans un murmure : « N’oublie pas que je t’aime, et que je t’aimerai à jamais. Quoi qu’il arrive et pour toujours, tu seras dans mon cœur. » Je l’emmitoufle dans des draps blancs, enfile des vêtements noirs, prends un sac avec mes papiers d’identité et la totalité de mon argent que je cache chez moi en cas de coup dur, et quitte l’appartement pour m’enfoncer dans la noirceur de la nuit, le cœur lourd.

Tokyo ? Paris ? Londres ? New-York ? Les noms défilent, me fascinent, m’obnubilent. J’ai le monde entier devant les yeux, les portes ouvertes à l’humanité entière. Faire un choix est difficile, mais le pire est derrière moi. A l’heure qu’il est, Dana a dû trouver Jeremy. Je ne sais pas, j’ai éteint mon portable et je l’ai jeté à la poubelle. Je choisis finalement d’aller à Paris, la capitale des amoureux. J’ai toujours rêvé d’y aller avec l’homme de ma vie. Mais l’homme de ma vie, je l’ai perdu. Pourtant, je ne perds pas l’espoir de retrouver quelqu’un un jour ; peut-être que la chance finira par me sourire. Je ne suis qu’une pauvre gamine larguée et livrée à elle-même après tout, j’ai la vie devant moi. J’embarque avec un aller-simple, persuadée que je ne reviendrai jamais en arrière. Je ne veux pas revenir en arrière, je veux avancer, je veux vivre. L’équivalent de mes études de criminologie n’existent pas en France, aussi je m’inscris dans une fac de droit. Ce n’est pas la même chose, mais ça permet de passer le temps. A côté, je travaille comme serveuse dans un petit bar de mon quartier, comme modèle de nu pour les étudiants des Beaux-Arts et ma colocataire m’aide parfois, quand je suis vraiment dans le besoin. J’apprends de nouveau à vivre, à aimer les gens et m’aimer moi-même. Je garde ce manque profond dans mon cœur, l’image de Dana, de Jeremy et de tous ces gens que j’ai laissés derrière moi. Malgré tout, leur absence devient supportable et j’arrive à faire abstraction des démons de mon passé. Si les premiers mois je reste évasive, je réussis à m’ouvrir avec le temps et à parler de ce qui m’est arrivé. Je raconte à quel point j’ai eu peur, honte, à quel point l’amour m’a aveuglé. Je redécouvre le plaisir de l’alcool, du tabac et de la fête, des soirées étudiantes à la française et les sorties au restaurant, au cinéma, en boîte de nuit et toutes ces choses auxquelles je n’avais pas droit. Ce bonheur presque parfait dure pendant deux ans, deux années magiques que je n’oublierai jamais. C’est pourtant la culpabilité qui me regagne après deux ans. Moi je m’amuse, et Dana assume à ma place mes erreurs. C’est elle qui élève Jeremy, elle qui se prive de sa jeunesse. « Tu es sûre que tu veux partir ? Tu vas tellement me manquer ! » Je souris et serre mon amie dans mes bras. Ma colocataire est devenue comme une sœur. « Tu n’as qu’à venir avec moi. » je plaisante, avant d’enchaîner : « Tu me manqueras aussi. Je dois rentrer, et réparer mes erreurs. » Oui, je m’en sens le courage à présent.

Je crois que je suis de nouveau amoureuse. C’est étrange comme sensation, déroutant, pareil et différent. Je l’ai rencontré en reprenant les cours à la fac, à Winnipeg. Je suis revenue le mois précédent mais je n’ai pas prévenu Dana. C’est un peu délicat de débarquer comme ça chez elle, j’avoue que ça me terrifie. J’ai consciente d’avoir fait une erreur monumentale en partant comme ça, sans la prévenir, sans donner de nouvelles. Aussi, même si j’ai envie de la voir, de la serrer dans mes bras comme avant et de revoir Jeremy, la peur est plus importante que tout le reste. Elle doit me détester, m’en vouloir à mort. Rien qu’imaginer ça me dissuade d’aller frapper à sa porte. Je regarde le professeur d’un air absent, absorbée par sa beauté fulgurante. Il a un sourire envoûtant, et chaque fois que j’ai l’impression de croiser son regard mon cœur rate un battement. Voilà bien longtemps que je n’ai pas ressenti ça !  Je retombe en enfance, à l’adolescence, à l’époque où tout ça n’était pas encore arrivé. L’espace de quelques minutes, je rêve d’une existence plus simple, plus facile. Si seulement je n’avais pas été aussi bête ! Promet-moi. Oui, je lui avais promis. Tout comme j’ai promis à Dana d’être forte. Deux promesses que je n’ai pas su tenir. Pourtant, aujourd’hui, je me sens la force et le courage de donner un véritable sens à ma vie. La fin du cours retentit et je me lève, m’approchant d’un pas gracieux du professeur. « Est-ce que vous donnez des cours particuliers ? » je demande innocemment. « J’ai pris pas mal de retard à cause de mon voyage en France, et … » Il me coupe, un grand sourire aux lèvres. « Vous êtes allée en France ? Ca vous a plu ? » J’acquiesce. « C’était les deux années les plus incroyables de ma vie ! » Il semble satisfait de ma réponse, je viens de marquer un point. « Ma mère est française, j’ai passé toute mon enfance et mon adolescence en France. Pourquoi êtes-vous revenue, si ce n’est pas indiscret ? » Demande-t-il, curieux et familier. Je lui lance un regard séducteur et mystérieux. « Je vous le dirai seulement si vous m’invitez à boire un café ! » Je n’attends pas sa réponse et quitte la salle, d’un pas triomphant. Bravo Chelsea, tu l’as fait.

Il va falloir que j’aille voir Dana. Tôt ou tard, je vais la croiser. Mieux vaut que je manifeste avant qu’elle ne me tombe dessus par hasard, ce sera moins dur à encaisser. Je fume cigarette sur cigarette, stressée au possible. C’est ça, ou me ronger les ongles. Je ne sais pas où est mon père, maman dit qu’il est en voyage d’affaire mais je crois surtout qu’il est définitivement parti. Quant à elle, elle a l’air plus heureuse. Je suis contente. Elle ne m’en veut pas d’être partie, mais c’est elle qui m’a ordonné d’aller voir Dana pour m’excuser. Quant à mon ex, je n’ai aucune nouvelle. Il a disparu dans la nature, comme papa. Comme si les hommes étaient tous voués à s’en aller. Comme si on était voués à tous s’en aller. Je suis partie moi aussi, non ? Je n’ai pas le droit de leur en vouloir de l’avoir fait aussi. Je ne peux rien reprocher à personne, je suis un monstre. Mais Dana, et Jeremy, et tous ces gens ont-ils le droit de m’en vouloir d’avoir voulu être heureuse ? Oui, bientôt j’irai voir Dana, et je lui expliquerai tout. Je ferme les yeux, me laisse bercer par le bruit du vent et le bien-être qu’il me procure. Il ne fait pas chaud, mais je n’ai pas froid. On se demande parfois ce qu’aurait été notre vie si on était né ailleurs, dans une autre famille, à une autre époque. On se demande si on aurait été plus heureux, plus aimé, plus riche, plus beau, quel genre de personnes on aurait côtoyé. On se surprend à rêver d’une autre existence à laquelle on n’aura jamais droit, une existence illusoire qu’on pense vivre la nuit dans nos songes les plus secrets. On ferme les yeux, on se coupe du monde dans lequel on évolue pour devenir souverain d’un univers fantastique dans lequel on contrôle tout, dans lequel on a tout ce que l’on veut. Alors le matin on ouvre de nouveau les yeux et on subit notre existence avec tous les défauts qu’elle comporte, on se demande pourquoi nous et pas un autre. Pourquoi on vit ? Pourquoi on meurt ? Pourquoi on rit ? Pourquoi on pleure ? Pourquoi, pourquoi, tant de questions auxquelles on ne répond jamais. Toute sa vie on part en quête d’un grand Peut-être, toute sa vie on se demande si on a fait les bons choix, si malgré le fait qu’on n’ait pu choisir l’endroit où l’on naît et l’on grandit, on peut quand même choisir où l'on va. L'humanité souffre et je souffre avec elle.

« Hé, ça va ? » je m’exclame en me précipitant vers la jeune fille appuyée contre le mur. Elle lève à peine les yeux et murmure quelques morts que je ne comprends pas. Un seul coup d’œil vers son bras suffit à me faire comprendre qu’elle est droguée. Ses vêtements sont déchirés et son maquilla coule sous ses yeux bleus. Ses cheveux blonds sont en bataille. Elle me fait de la peine, je me dis que je pourrais être à sa place ou que Dana pourrait l’être. Je l’attrape par le bras et l’aide à se relever. « Tu peux pas rester là, suis-moi. » Elle proteste, tente de se dégager et finit par se laisser entraîner. Dans les jours qui suivent, j’hésite à l’emmener à l’hôpital. Elle va voir des problèmes avec la police, à cause de la drogue. Mais son état m’inquiète terriblement. Allongée dans la chambre d’amis, je l’aide à se nourrir et à se laver, et finalement, peu à peu, elle retrouve la santé. Je lui interdis l’accès à l’alcool et la drogue et elle s’énerve sur moi sans cesse. Pourtant, nous apprenons à nous connaître et une véritable amitié naît entre nous. « Je veux pas être un poids pour toi. » Je souris, la bouscule un peu et lui demande de trouver un travail pour m’aider à payer le loyer. Elle disparaît souvent sans laisser de traces, revient parfois deux ou trois jours plus tard. Quand je lui demande ce qu’elle fait, elle ne répond pas. Elle reste évasive, mais je ne crois pas qu’elle se drogue de nouveau, elle a l’air d’aller bien. Elle fume comme un pompier, mais ça je ne peux pas l’empêcher de le faire. Je découvre une jeune femme intelligente et fragile, qui cherche est tombée dans le milieu de la drogue à cause d’un ex violent. Je me retrouve en elle, et elle trouve l’espoir en moi. M’occuper d’elle m’aide à avancer plus encore, et elle me soutient quant à ma décision de récupérer mon fils. « C’est le tien, mais elle risque quand même d’être malheureuse ton amie. » dit-elle de temps à autre. Je ne sais pas ce que l’avenir me réserve. J’ai peur, mais je crois que je suis heureuse.